Ce que la pandémie nous révèle de l’argent

Les sociologues disent que l’argent est un révélateur : quelles lectures pouvons-nous faire de cette pandémie et quels enseignements au moins provisoires pouvons-nous en tirer ?

 

1. Cette crise met en lumière l’extrême fragilité économique, sociale et psychique d’une partie importante de la population : des revenus insuffisants et pas assurés, un logement exigu, des conflits ou des violences intra familiales, des personnes qui n’en peuvent plus de ces nouvelles épreuves. C’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus : la phrase du financier américain Warren Buffet ne s’applique pas seulement aux spéculateurs en temps de crise mais, avec une redoutable justesse, à toutes ces personnes précaires rendues encore plus fragiles par le surgissement de la crise. Comment vont-elles y survivre ? Comment l’État, les associations et institutions de travail social, les communes et nous tous allons-nous pouvoir les accompagner dans ces temps redoutables ?

 

2. Ce qui produit la richesse, ce n’est pas l’argent, mais le travail de chacun, puis la rencontre et l’échange entre les humains. L’argent n’est qu’un facilitateur d’échanges économiques. Lorsque nous sommes confinés c’est-à-dire empêchés de nous rencontrer et d’échanger des regards, des gestes, des paroles, des objets, des services, alors nous nous appauvrissons.

 

3. On peut créer de la richesse en dehors de l’échange marchand. Cela est illustré par le travail extraordinaire réalisé par les équipes soignantes, les travailleurs du second cercle, les associations et les personnes bénévoles qui, hors de toute institution, apportent à leurs semblables en souffrance une aide, des soins, un accompagnement gratuit ou des services très au-delà de ce que prévoit leur contrat de travail. On entre là dans l’univers de ce qui est inestimable, invendable et non achetable : le hors de prix. C’est ce « hors de prix » qui crée du lien social et des sentiments d’estime, de gratitude et de reconnaissance manifestés par nos applaudissements publics à 20H à nos fenêtres (voir à ce sujet le beau texte de Michel Serres ci-dessous intitulé L’élite rare et secrète de l’humanité)

 

4. Ce mouvement d’applaudissements publics ne doit pas faire oublier que ces équipes soignantes hospitalières et les travailleurs du second cercle sont souvent mal rémunérés, travaillent dans de mauvaises conditions et qu’ils ont droit à des rémunérations et à des conditions de travail plus décentes.

 

5. La crise illustre que les personnes les plus riches et celles des classes moyennes sont capables, sans vraiment souffrir, de réduire sensiblement leur consommation de produits et services liés au divertissement, aux voyages (et notamment en avion), au luxe, aux mini-gaspillages infinis réalisés inconsciemment.

La crise a soumis ces personnes à une expérience forcée de sobriété qui s’est révélée supportable pour les uns et même heureuse pour d’autres. Mais l’industrie de la publicité va rapidement reprendre ses bombardements intensifs pour accompagner les accents patriotiques du gouvernement et des chefs d’entreprises en faveur d’un rattrapage, quoi qu’il en coûte, du PIB en perte de vitesse : il faut certes continuer à créer les objets et les services dont nous avons réellement besoin, mais allons-nous retourner dans les mêmes errements qui détruisent notre maison planétaire, à nous épuiser dans des travaux souvent inutiles et à creuser les écarts de richesse qui ne peuvent conduire qu’à des régimes politiques autoritaires ?

 

6. La crise économique probablement grave et durable qui s’annonce va obliger un nombre croissant de familles et d’individus à faire une gestion beaucoup plus vigilante de leur budget : les outils que notre association Osons parler argent préparent actuellement s’avéreront probablement précieux.

 

7. L’État a déjà annoncé qu’il allait « investir » des sommes d’argent phénoménales pour venir en aide aux particuliers les plus pauvres, aux chômeurs, aux commerçants et artisans, aux petites et grandes entreprises : le gouvernement n’a probablement pas de meilleure solution en ce temps d’urgence. Mais pour la mettre en oeuvre, il devra emprunter massivement. Son taux d’endettement, actuellement proche de 100% du PIB annuel, pourrait monter au-delà de 130%.

 

Qui lui fournira cet énorme crédit ? Les marchés financiers, qui peuvent créer autant d’argent qu’ils le veulent. Qui sont les marchés financiers ? Ce sont les investisseurs financiers institutionnels, les fonds de pension, les banques avec l’épargne des particuliers et des entreprises.

 

Cet argent massivement dépensé va certes produire des biens et des services dont nous avons besoin pour vivre, mais également du gaspillage et de la pollution. De plus, l’État va devoir le rembourser et, pour cela, ne pourra qu’augmenter très sensiblement nos impôts et raboter les budgets sociaux.

 

N’oublions pas : emprunter, c’est toujours se mettre sous la coupe de son créancier, c’est-à-dire, pour des années voire des décennies, se soumettre à ses exigences. Les États, en empruntant massivement auprès des marchés financiers, se soumettent un peu plus aux pouvoirs déjà énormes de ces derniers.

 

Qu’en sortira-t-il dans les équilibres politiques mondiaux, dans le sort de nos démocraties et de nos droits humains, dans l’urgente sauvegarde de notre planète, dans le sort des personnes et des classes sociales les plus démunies ? Serons-nous suffisamment lucides, vigilants et engagés pour prendre soin de notre monde dans ces passes dangereuses, comme le font si bien aujourd’hui les équipes soignantes qui luttent contre la pandémie ? Je nous souhaite bon courage et bonne chance !

(Publié sur le site de l’association Osons parler argent le 20.04.2020)

 

*****************

 

Annexe. L'élite rare et secrète de l'humanité, texte du philosophe Michel Serres.

Comme nos ancêtres et nos successeurs, la plupart de nos contemporains courent après le pouvoir, la fortune, les postes, la vengeance et la haine, la déesse Envie et le dieu Mimétisme, la première place en compétitions de tous ordres, en somme la violence… et se détournent de l’amour. Trop dur, trop simple, sublime. Exigeant, celui-ci demande que nous lui consacrions nos vies, comme moines et moniales. Les humains voués ainsi ne mènent pas grand bruit. Nul ne les connait. Ils glissent quasi invisibles sur les places de la ville, silencieux, portant des masques inattendus sous lesquels nous ne les débusquons pas : ici la bouchère, là, peut-être, la factrice ou le balayeur, le vieillard et la pucelle. Mais, sans le savoir eux-mêmes et sans que vous le sachiez jamais, ils forment l’élite secrète de l’humanité. Les livres ne citent ni celles ni ceux qui sauvent notre humanité.

Par décret d’un destin innommable, leur sainteté permet au monde entier de survivre. Même de vivre, car nous naissons deux fois : de notre mère d’abord, ensuite de l’amour ; donc pas toujours. Nul n’existe vraiment avant que tel autre lui dise : je t’aime ; et nul n’existe avant de le dire. (….) Ceux qui consacrent leur vie tout entière à l’amour élisent le monde et l’humanité, en assumant cette fonction sainte. Nous voilà tous élus grâce à eux.

Michel Serres, En amour, sommes-nous des bêtes ? Éditions Le Pommier, 2002, p. 48.

Écrire commentaire

Commentaires: 0